lundi 25 janvier 2016

État d’urgence : savoir raison garder


J’écrivais, fin novembre dernier, sur mon blog, que « la prolongation de l’état d’urgence pour trois mois, n’apporte pas de plus grande efficacité dans la lutte anti-terroriste. (...) que la prolongation de l’état d'urgence vise plus à permettre à l'exécutif de prendre une posture sécuritaire devant l'opinion, lui permettant de conforter son image. (...) La lutte contre le terrorisme doit être sévère mais, (...) elle doit reposer sur le droit et les valeurs démocratiques mêmes, que les assassins ont voulu détruire ».
Deux mois après, les réactions internationales, les réactions dans de nombreux secteurs de l'opinion en France vont dans le sens d'une critique de la durée excessive de l'état d'urgence et de ses dispositions dangereuses. Au niveau international, cinq rapporteurs des Nations unies spécialisés dans les droits de l'Homme, ont estimé, mardi 19 janvier, que l'état d'urgence en vigueur en France depuis les attentats du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis, ainsi que la loi sur la surveillance des communications électroniques « imposent des restrictions excessives et disproportionnées sur les libertés fondamentales ». Ils appellent les autorités françaises à ne pas prolonger l'état d'urgence au-delà du 26 février, terme fixé par la loi adoptée après le 13 novembre. Ils ajoutent que : « Garantir une protection adéquate contre les abus lors du recours à des mesures d'exception et des mesures de surveillance dans le cadre de la lutte contre le terrorisme relève des obligations internationales de l'État français ».
Au niveau européen, le commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Nils Muižnieks, a vu des « dérives » dans l’état d’urgence en France, et un « risque » pour la démocratie. Dans le cadre de l’état d'urgence, les forces de l'ordre ont procédé à des milliers de perquisitions mais selon l'expert européen, « seule une poignée d'entre elles auraient donné lieu à des procédures liées à des actes terroristes », ce qui pose « la question de la nécessité de ces mesures ».
Ces critiques internationales sont parmi les plus médiatisées mais, à Bruxelles, un nombre grandissant d’hommes politiques pensent qu’il est impossible de continuer à critiquer les dérives autoritaires du gouvernement hongrois de Viktor Orbán ou d’ouvrir une enquête sur les atteintes à l’État de droit en Pologne tout en ignorant ce qui se passe en France, où le juge judiciaire est délibérément contourné. Les pays de l’Est pourraient à bon droit estimer qu’il y a bien deux poids deux mesures.
Comme l’a fait remarquer le journaliste Jean Quatremer, dans Libération du 24 janvier dernier, « ni l’Espagne ni le Royaume-Uni, eux aussi confrontés il y a dix ans au terrorisme islamiste de masse, pas plus que les pays européens qui ont eu à souffrir des exactions de groupes armés, n’ont adopté l’équivalent de l’état d’urgence ».
Certes, ces remarques, venues des arènes internationales, peuvent être repoussées dédaigneusement au nom de la « souveraineté nationale », tout comme la diplomatie française le faisait lors du vote des résolutions onusiennes condamnant la Guerre d’Algérie.
Mais les conclusions fournies le 13 janvier 2016 par le Président de la commission des Lois de l’Assemblée Nationale doivent faire réfléchir.
Elles montrent que la moitié environ des perquisitions administratives, la majorité des assignations à résidence ont été conduites dans les deux premières semaines de l’état d’urgence.
Cela signifie que, si la promulgation initiale de l’état d’urgence pour douze jours pouvait se justifier, le temps d’apprécier la nature du danger et l’ampleur des mesures à prendre pour y faire face, il n’y avait pas besoin de le prolonger, en tout cas, pas pour une durée excessive de trois mois. C’est une des raisons qui ont poussé la LDH (Ligue des droits de l’homme) à déposer un référé demandant la suspension de l'état d'urgence auprès du Conseil d'État.
Le ministre de l’intérieur n’a pas apporté de preuves concrètes convaincantes montrant qu’on n’aurait pas pu obtenir des résultats semblables au bout de deux mois sans recourir à l’état d’urgence.
Certaines dérives se sont produites dans plusieurs départements : assignation à résidence de plusieurs dizaines de militants écologistes, interdiction de la circulation aux abords d’une route empruntée par les migrants du camp de Calais, etc...
Dans une société démocratique et un État de droit, toute restriction des libertés doit être strictement nécessaire à la protection de l’ordre public, proportionnée aux troubles qu’elle entend empêcher et accompagnée de contrôles  : celui du gouvernement par la représentation nationale et celui des autorités administratives et policières par des juridictions dotées de pouvoirs effectifs.
Or, l’état d’urgence qui écarte le juge judiciaire du contrôle des opérations de police, permet de suspendre les droits fondamentaux. Qu’en sera-t-il du projet de réforme constitutionnelle prévoyant un état d’urgence permanent ?
Cela ne signifierait-il pas que l’état d’urgence deviendrait un état de droit commun ?
Une telle modification de la constitution serait dangereuse : il n’est pas sain d’habituer les citoyens d’un pays à vivre dans un état d’urgence prolongé, dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire. Dans cette situation, « il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques », rappelait le philosophe Giogio Agamben dans le Monde du 23/12/2015.
On a beaucoup parlé d’esprit de responsabilité en cette période. L’irresponsabilité politique consisterait à vouloir garantir la démocratie en la fragilisant. L’esprit de responsabilité consiste, à l'inverse, à répondre au terrorisme dans la justice et la préservation des libertés : la lutte n'en sera pas moins efficace. Cela correspond aux engagements internationaux de la France et au maintien de la crédibilité de son image de "pays des droits de l'homme".

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