dimanche 2 juin 2013

Livre Blanc : Pensées alternatives ? (5 - fin)

La première constatation est celle-ci : oui, le monde bouge, oui, il porte des incertitudes au quotidien mais oui, le droit international progresse, oui, le multilatéralisme et le poids des institutions internationales progressent,  oui, les opinions publiques accèdent plus à l'expression démocratique. Le monde ne se désagrège pas mais se construit même si c'est au travers de contradictions, d'avancées et de reculs.
Dans ce cadre, les priorités de la politique étrangère et de la politique de défense de la France ne peuvent être dissociées. Trois objectifs paraissent fondamentaux : aider concrètement, et non pas seulement dans les discours, l'organisation des Nations unies à construire un monde multilatéral, de justice et de co-développement, la réussite de la démilitarisation des relations internationales en favorisant la réussite des processus de désarmement, le développement des interdépendances européennes et mondiales (aujourd'hui, la "souveraineté" (les vieilles fonctions "régaliennes" des États ) est très largement "partagée" sur les plans politique, économique, social, juridique y compris l'emploi de la force par la Charte de l'ONU, et ce mouvement est irréversible).
Ces objectifs sont inséparables du développement d'une vraie "diplomatie d'influence" politique, économique, culturelle (s'appuyant sur la promotion des droits humains et de la culture de la paix).
Laurent Fabius en avait proposé une approche intéressante le 6 septembre 2012, à la Conférence inaugurale de l’École des Affaires internationales (Sciences-Po). Il y déclarait : "Dans ce monde à la puissance éclatée, la France possède des atouts pour jouer un rôle majeur. On a parlé, à propos de divers pays, de « soft power », de « hard power », de « smart power ». Pour rendre compte de la situation singulière de la France, je parlerai volontiers d’« influential power » : notre pays est « une puissance d’influence (...)  l’influence est un vecteur qui permet de faire valoir nos préoccupations et nos valeurs, dans notre intérêt et celui de la régulation mondiale". Cette approche mériterait d'être approfondie car elle pose le principe du primat du politique sur le militaire.
C'est en fonction de la clarté des objectifs politiques que l'outil militaire doit être adapté avec les différentes étapes, nécessitées par l'évolution de la situation et non l'inverse.
Si la diplomatie française décidait de mener une diplomatie active pour l'élimination totale des armes nucléaires, ce qu'estime possible nombre de personnalités, qu'ils soient anciens ministres (Michel Roccard, Paul Quilès, et sous d'autres formes Hervé de Charrette ou Alain Juppé) ou anciens généraux (Bernard Norlain), elle pourrait dans ce cadre, un jour rapproché, mettre dans la balance, la suppression de ses missiles aéroportés de la 2e composante nucléaire, comme l'a fait le Royaume-Uni, la réduction du nombre des missiles et des têtes nucléaires sur ses sous-marins nucléaires. Elle pourrait développer, sur ce terrain, une véritable "diplomatie d'influence" qui favoriserait l'évolution de la crise iranienne et celle de la création d'une zone sans armes de destruction massive au Moyen-Orient, ainsi que la réunion des conditions de la ratification complète du Traité d'interdiction des essais nucléaires.
Dans le cadre d'un respect clair et affirmé hautement du droit international et de la prééminence des Nations unies, les forces de projection françaises acquerraient une légitimité nouvelle et les coopérations nécessaires, pour en étoffer certains moyens en coopération et mutualisation (avion gros porteur, 2e porte-avions avec le Royaume-Uni), trouver des solutions facilitées et plus économiques.
Le développement renforcé de politiques de maintien et consolidation de la paix civilo-militaires au niveau de l'Union européenne serait un stimulant aux coopérations européennes, les pays anglo-saxons étant très soucieux de ces dimensions.
L'élimination mondiale des armes nucléaires, la démilitarisation progressive des relations internationales, le renforcement des traités multilatéraux et de leurs dispositifs de vérification et contrôle sont la seule réponse, certes de long terme mais crédible, au maintien de la fameuse "sécurité non diminuée  pour tous" évoquée par les diplomates français dans les enceintes onusiennes. C'est la seule perspective permettant d'envisager, dans un avenir le plus rapproché possible, la disparition de l'Alliance atlantique (OTAN) au profit du rôle sécuritaire global que doivent assumer les Nations unies tel que prévu dans leur Charte constitutive.
C'est la seule perspective permettant de ré-enclancher en France et dans le monde, une baisse des dépenses militaires mondiales en cette période de crise, alors que les financements manquent pour entamer la seconde phase des Objectifs du millénaire, pour l'éradication complète de la pauvreté dans le monde.
Cela impose une volonté politique forte, un travail acharné, mais l'évocation des obstacles à une telle évolution ne peut servir d'excuse à retarder et renoncer à de telles orientations et à se maintenir dans l'état d'insécurité de fait qui pèse sur le monde du fait du maintien de plus de 15 000 bombes nucléaires et de dépenses militaires mondiales s'approchant des 1 500 Mds de dollars par an.
En France,c'est aussi en fonction d'une telle "vision" politique que peut se (re?)construire un lien armée-nation réel car il ne suffit pas, comme l'a déclaré le président Hollande, de plus associer la société française à la "connaissance" de l’institution militaire : nous sommes alors dans la propagande militariste et non dans le débat citoyen. C'est la même passivité démocratique que l'on relève lorsque le Président évoque les prochaines commémorations de la Guerre de 14-18 où il espère "en faire des évocations citoyennes pour que les jeunes sachent bien ce qu’est la guerre, pour mieux apprécier ce qu’est la paix." Non, il ne s'agit pas d'évocation statique, de simple développement de la mémoire historique et civique, mais de mises en oeuvre nécessaires de véritables programmes de culture de la paix, au sein des futurs programmes de morale civique évoqués par Vincent Peillon, avec des temps forts comme une "semaine de la culture de paix", comme il existe déjà une semaine de la solidarité internationale ou une semaine de l'anti-racisme.
  

Livre Blanc : Pensée unique ? (4)

Dans l'article précédent consacré au Livre Blanc, je me demandais si la "pensée unique" en terme de défense, de sécurité et de paix était vraiment inévitable. La lecture de l'intervention de François Hollande sur la politique de Défense à l'Institut des Hautes Études de Défense Nationale le 23 mai dernier semble l'affirmer.
Celui-ci s'est livré pour l'essentiel à une simple "défense et illustration" du Livre blanc sur la Défense et la sécurité, encore plus schématique d'ailleurs du fait de la brièveté du propos.
Finies les nuances, l'accent est mis uniquement sur les menaces pour justifier les équipements devant l'opinion : "La France a besoin d’une défense forte parce que le monde n’est pas plus sûr qu’hier". Oubliée, cette réflexion profondément juste du même François Hollande, 27 août 2012, à la XXe Conférence des ambassadeurs de France : "le monde est aussi porteur d’espoir, il y a la vitalité des peuples, leur aspiration démocratique, les exigences d’une bonne gouvernance et la capacité d’innovation que trouvent toujours les êtres humains. Il y a des lignes qui bougent et des dictateurs qui tombent. En cela, le monde évolue dans un sens qui est celui du progrès".
De la même façon, les priorités deviennent moins claires qu'en 2012 quand le Président affirmait : "Nous fondons notre démarche sur le droit, en s’inscrivant dans le long mouvement de l’organisation de la société internationale. Je veux continuer, au nom de la France, à faire de l’organisation des Nations unies l’instance centrale de la gouvernance mondiale pour préserver la paix, mais aussi pour protéger les populations". Cela devient aujourd'hui : "Face à ces menaces, la France doit se donner un objectif, un seul : à tout moment assurer sa sécurité, répondre aux attentes de ses partenaires comme de ses alliés, et préserver la paix dans le monde".
On observe la même modification des priorités dans cette remarque : "La France y a vocation parce qu’elle est dépositaire par son histoire, d’une capacité militaire et diplomatique, qu’elle met au service de ses propres intérêts – et nous devons les revendiquer – et du droit international."
L'ordre des objectifs n'est pas anodin : "paix" et "droit international" ne sont plus là qu'en dernière position de la liste, presqu'à titre symbolique.
Il faut cesser les porte-à-faux conceptuels : pourquoi l'affirmation qui semblait claire de François Hollande en août 2012 dans le même discours aux ambassadeurs "Nous nous inscrivons dans la légalité internationale et je confirme ici que notre pays ne participe à des opérations de maintien de la paix ou de protection des populations qu’en vertu d’un mandat et donc d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies" n'est-elle pas reprise en préalable de toutes les dispositions organisant les forces militaires prévues au titre des interventions extérieures ?
En se contentant d'illustrer les conclusions du Livre Blanc sans les recadrer dans un projet politique clair, le Chef de l'État confirme ainsi indirectement qu'un Livre Blanc est un compromis fait sous influence et qu'il y a nécessité que soit restauré un vrai primat de la politique sur le lobby politico-militaire.
Comment se satisfaire de cette proclamation : "Notre doctrine est fondée sur le principe de stricte suffisance. Cela permet à la France de montrer l’exemple en matière de désarmement nucléaire" alors que la France renouvelle à marche forcée ses missiles et sous-marins nucléaires, développe des recherches en laboratoire, met en route des collaborations nucléaires avec la Grande-Bretagne (traité Teutatès) pour au moins cinquante ans ?
Comment se contenter de cette affirmation lapidaire : "Il faut « dépenser juste »", alors que les dépenses prévues, les fameux 365 Mds€ 2013 pour dix ans, continuent de faire des dépenses d'armement le second budget de l'État pour des objectifs politiques qui sont discutables ? "Dépenser juste" n'est-ce pas éviter les renouvellements trop rapides de gammes d'armements ou la facilité des "achats sur étagères" (ex du remplacement des missiles Milan)  au détriment de l'amélioration de l'entretien et de l'évolution technique dans les établissements de la défense français (même si ceux doivent être préparés clairement aux réductions de charges et aux conversions qui seront nécessaires) ?
Peut-on en rester au voeu pieux que "la France veut ouvrir une nouvelle étape de l'Europe de la défense" si des initiatives plus fortes de coopération sur les points faibles de nos forces militaires au service du maintien de la paix sous égide onusien (transports de troupes, surveillance satellitaire, vigilance informatique) ne sont pas lancées ?
Le Président de la République a reconnu aussi, peut-être sans mesurer les conséquences du propos, qu'avec 250 000 personnels de la défense, la France possédait "l’effectif le plus important d’Europe". Celui-ci est-il justifié par les réalités des menaces sur le territoire national, par exemple ? Peut-on se satisfaire de la "bouillie" idéologique faite dans le Livre blanc où l'armée, les forces d'actives et les réserves se retrouvent pêle-mêle dans les réflexions sur le plan Vigie-Pirate, les cyber-menaces, la présence de réservistes dans les quartiers sensibles, la prévention des risques naturels, etc...
Il y a vraiment besoin d'un vrai débat public sur la vision du monde et la politique qui doit être celle de la France, même après la publication de ce Livre Blanc, puisque ce débat n'a pas eu lieu. Que pourrait-on verser dans ce débat ? (à suivre...)